INTERVIEW PAR ZENTROPA

Ensei

 

Bonjour, petite présentation ? Qui êtes-vous ? Où vivez-vous actuellement ? Valeurs, Passions, musiques, culture… ?

Bonjour,

Je suis né en 1950 à Limoges. Mon père était militaire, ce qui m'a conduit en Afrique avec ma mère et mes deux frère et sœur. Après plus de vingt ans passés en Guyane et plus précisément à Saint-Laurent du Maroni, mon épouse et moi-même avons décidé de tenter une autre aventure. Cette fois, en zone nettement plus fraiche, à savoir le Canada. Avant la Guyane, nous étions près de la station préolympique de Font-Romeu à la frontière espagnole où j'ai exercé la profession de technicien forestier pendant pratiquement quatorze ans. D'origine rurale, j'ai été formé selon ce que l'on appelait alors "l'ancienne méthode", l'Office National de forêts étant issu de l'ex Administration des Eaux & Forêts. C'était une époque de transition avec beaucoup de comportements qui perduraient. Mes valeurs ? Elles sont pour l'essentiel marquées par un attachement à la ruralité avec ses incontournables que sont le respect de la parole donnée, la ponctualité, l'honnêteté, l'honneur. Voilà donc pour le fond, le socle à partir duquel j'ai évolué. Pas de tablette, de portable. Encore moins d'herbe faisant planer, mais du travail et pour changer, encore du travail. Oh bien sûr, j'ai été comme tous ceux de ma génération "contaminé" par les années soixante. Dans notre ferme du Limousin, les jambons accrochés aux poutres séculaires n'ont jamais pu arrêter les chanteurs dits yéyés. Malgré la dureté du travail des champs en cette époque de mécanisation balbutiante, l'esprit rebelle s'est immiscé en moi. En ce temps-là, la télévision noir et blanc n'avait qu'une chaine. Beatles et Rolling Stones chantant pourtant en costard cravate étaient pris pour des sauvages. Moi, j'aimais... J'ai toujours apprécié les voyages, la pêche et la chasse. Sénégal, Suède, Belgique, Allemagne, Suisse, Italie, Espagne, Hollande, Norvège, Finlande. Puis la Guyane, le Venezuela, la Floride et autres...

J'adore les Stones vus plusieurs fois à Miami et au concert contre le SRAS en compagnie d'ACDC à Toronto, ZZ Top, Brel, Brassens (que je massacre presque quotidiennement à la guitare ), le flamenco, le blues, Paco de Lucia, sans oublier l'incontournable et mythique John Fogerty (Creedence Clearwater Revival) que j'ai pu apprécier encore un peu plus lors d'un concert à Ottawa. Au plan culturel, je me régale des vieilles pierres. Ces témoins minéraux expliquent mieux l'histoire qu'un grand discours. Par exemple, j'ai traversé plusieurs fois l'Espagne et à chaque passage été envahi par un vague sentiment d'étouffement généré par la domination palpable du catholicisme. Je pense à cette trop longue période d'obscurantisme, opposée à ces magnifiques monuments créés par la main de l'homme et au final, à sa propre gloire. Parmi ces pierres, ces ruelles étroites et blanches, quand sonne un accord de flamenco, il n'a pas du tout le même impact que lorsque craché par une chaine hifi... Il y a de l'authenticité, de la tripe palpitante... Des valeurs communes avec le Limousin rural. Somos nobles...Sans vernis ou autre glu de factice, les frontières sautent alors très vite.

Quelles raisons vous ont amené en Guyane française ? Des raisons précises ou bien le grand saut vers l’inconnu ?

La curiosité et un besoin de changement avec un parfum d'aventure, le besoin d'échapper à la routine. Et aussi un certain ras-le-bol de la neige... Pourtant, nous étions bien dans cette magnifique région des Pyrénées. Les grandes décisions sont très souvent motivées par des évènements anecdotiques. En plein hiver nous avons regardé un diaporama sur la Nouvelle-Calédonie chez un ami militaire. Beaucoup d'images sur la magnifique ile des Pins. Que du rêve en turquoise... En sortant de chez lui vers deux heures du matin, nous sommes rentrés à pied en suivant la ruelle menant à notre maison forestière, courbés face au vent en pleine tempête de neige et prenant des rafales glaciales dans le visage. Mon épouse m'a tranquillement demandé pourquoi nous ne partirions pas "au soleil". Le lendemain, j'ai passé la journée sur la CB et ai commencé à me renseigner. Il me fallait de grands espaces, de la liberté...

Vos rapports avec la nature en Guyane ? Ancien chasseur, vous ne chassez désormais qu’avec l’appareil photo ?

BEn 1984 le gibier était bien plus abondant qu'aujourd'hui et comme beaucoup, j'ai été grisé par cette liberté nouvelle. Pas de permis de chasse, ouvert toute l'année de jour comme de nuit. Je me suis très vite habitué à me balader en voiture le fusil chargé dépassant par la fenêtre. Au bout d'une semaine de Guyane, j'avais un tapir et un jaguar à mon tableau. Je pense être en Guyane, le premier ou un des premiers à posséder un fusil drilling. Je dois reconnaitre avoir commis quelques fautes cynégétiques. Cependant, je me suis vite limité et suis devenu chasseur-protecteur. Ce, bien au-delà des prescriptions des règlements de l'époque et avant que ne paraissent des textes fixant des quotas. Je me suis fixé pour objectif maximum un tapir par an, ce qui n'est déjà pas si mal. C'est ainsi qu'en plus de vingt ans, j'en ai capturé dix-neuf. Je me suis infligé un an sans tapir au tableau suite à la capture d'une femelle pleine. Détenteur d'une forte puissance de feu, je n'en ai jamais blessé. J'ai arrêté de tirer les félins et ai découvert une stratégie permettant d'augmenter considérablement les chances de rencontre. Le plaisir disparaissait alors, émoussé qu'il était par les automatismes ainsi acquis. Beaucoup me demandent encore de leur communiquer ma méthode, mais je m'y refuse systématiquement. J'ai été à l'origine d'un arrêté préfectoral interdisant la pose de fusils trappe, armes tendues sur le passage des animaux. Un peu plus tard et toujours animé par la passion de l'Environnement, j'ai lancé des opérations anti braconnage, en compagnie d'un collègue sur le fleuve Mana. Le succès de ces missions effectuées en compagnie de gendarmes a du être trop marqué, car quelque temps plus tard, nous avons été privés de matériels et obligés d'opérer avec nos moyens et armes personnelles. Placés dans l'impossibilité d'exercer nos missions, nous avons fini par être dégoutés. Le prétexte invoqué était l'aspect dangereux de ces opérations. Il est vrai qu'aller en forêt profonde pour saisir des armes et autres matériels présentait de grands risques. Ceci étant, nous avions la pêche et le résultat de nos actions était visible. Maintenant, quand j'entends pleurnicher des écologistes en claquettes et la chorale des pacifistes bêlants, je me marre doucement. Nous n'en avons jamais rencontré en forêt. Ce qui se passe aujourd'hui avec la destruction progressive des milieux naturels démontre le bien-fondé de nos actions. Nous étions des pionniers en la matière.

Formé par des amis Bushinengués, je pouvais détecter et appeler efficacement le gibier. Je tuais beaucoup, étais réputé grand chasseur et beaucoup de gens demandaient à m'accompagner. Comme j'avais pour politique de partager le gibier en parts égales, beaucoup de Tartarin de bananeraie ne voyaient en moi qu'une source d'approvisionnement en protéines bon marché. Ils ne prenaient aucun plaisir à se balader en forêt, y faisaient corps étranger. J'ai été rapidement refroidi par ces profiteurs qui de plus, tiraient n'importe quoi aussitôt que j'avais le dos tourné. Et puis, malgré toutes les précautions que je prenais, une nuit j'ai tiré à moins de quinze mètres et à la chevrotine 9 grains sur mon fils ainé, manquant de peu sa frontale. Je crois que cet accident m'a fait regarder les armes d'une autre façon. Mais j'étais un peu fatigué de ce qui m'apparaissait de plus en plus comme faire la guerre aux animaux.

Aujourd'hui, je n'ai plus d'arme, excepté Internet et chasse avec caméras, télescope et appareils photo numériques.

Vos rapports avec les Guyanais ? Bushinengués, Amérindiens, Brésiliens, Hmongs ? Le communautarisme ?

Saut fracas manuel et son coumarouJe ne recherchais pas spécifiquement des rapports privilégiés avec qui que ce soit au prétexte qu'il était de telle ethnie ou possédait telle pigmentation cutanée. Je me suis suffisamment baladé pour savoir que la connerie n'a pas de couleur spécifique. D'ailleurs, on prétend que l'intelligence artificielle n'est rien, comparée à la bêtise naturelle. Par simple précaution, j'ai pour principe de n'espérer rien de bon de qui que ce soit. Ainsi, je pense me positionner dans l'attente de bonnes surprises...

Ce sont les impératifs de la vie, des fonctions occupées qui imposent les contacts et génèrent les relations, pas des idées préconçues. Chercher par n'importe quel moyen à se faire copain avec un individu donné au seul prétexte de sa couleur de peau ne peut être pour moi qu'un moyen de soulager une conscience se sentant quelque part coupable, une forme de racisme larvé. En Guyane, ma profession de forestier a fait que j'étais plus en contact avec les populations traditionnelles Amérindiennes ou Bushinengués, ceux que les prétendus civilisés qualifiaient de primitifs. J'ai beaucoup apprécié leur connaissance de la nature guyanaise. Ce que je sais sur cette forêt, sa faune et sa flore, c'est à eux seuls que je le dois, pas aux gratte-papiers diplômés pantouflant dans les bureaux climatisés des administrations. La passion de la chasse m'a été très utile, m'a permis de nouer de solides relations avec ces hommes simples. Ca n'a l'air de rien, mais un métropolitain sachant appeler l'agouti, le tapir et autres bestioles est mieux intégré que ces automates livides à l'accent pointu et fleurant encore bon l'Airbus. A l'époque persistaient quelques comportements sociaux d'un autre âge et qui me choquèrent. C'est ainsi qu'au carbet, au moment de manger, mes gars se tenaient à distance. J'ai du me gendarmer contre cette coutume tenace pour arriver à un niveau de convivialité normal. Je n'avais pas peur de me salir la peau et partageais leurs repas, layonnais avec eux, les considérais comme des partenaires. Ils me savaient sévère, rigoureux, mais aussi juste et donc fiable. Rapidement, j'avais réussi à marquer mon territoire et étais presque des leurs. Je dis presque, car l'assimilation ne saurait être totale. Un proverbe africain affirme que même longuement trempé dans l'eau, un morceau de bois ne deviendra jamais un crocodile. Le partage des valeurs ne peut être permanent et seul l'intérêt - en sus de passions partagées - les rend communes. Cette limite dans la durée n'est nullement réductrice des notions de communication et d'apprentissage. On se rencontre le temps d'une expédition, d'un chantier, d'une soirée. Toujours sur la base du volontariat, on est embarqué pour un temps dans le même bateau, la même galère. En jungle, l'échelle des valeurs est sensiblement différente qu'en ville. Les relations sont alors dictées par des impératifs simples d'une discipline de groupe : utiliser les compétences et mettre les talents en commun, voir et écouter, apprendre, savoir prendre ce qu'il y a de bon, adapter, apprécier, savourer, déguster. Rire un bon coup et parfois aussi, savoir piquer une colère...

Globalement ? Ne pas se considérer comme un modèle et chercher à l'imposer, même sur la base de bons sentiments. Trop de viande fraiche est parachutée en Guyane, bardée d'un grand short, tel un rôti dégoulinant de suffisance. Mes camarades de travail Saut fracas joel face au feuou d'expédition ne savaient pour la plupart ni lire ni écrire, mais c'est avec eux que j'ai appris le plus et me suis vraiment éclaté. J'ai passé des moments inoubliables en leur compagnie, souvent très loin en forêt. C'était tout simplement extraordinaire que de les voir immobiles sur un rocher, arc bandé et prêt à embrocher un énorme coumarou. Comment ne pas être impressionné par ces passages de pirogue dans les rapides aux flots tumultueux et au milieu desquels, confrontés à l'absolu, ces gens risquent quotidiennement leurs vies ? Il est impossible d'évoquer ces instants à la fois rares et intenses sans ressentir une forte nostalgie. C'est sans doute cela, une vraie vie ?

Le communautarisme ? Il existe et rien ne pourra contrarier ce phénomène naturel. Schématiquement, pourquoi les Chinois sont-ils dans l'ensemble commerçants, les Créoles fonctionnaires et les Saramaccas sculpteurs sur bois ? Chacun se regroupe selon les affinités, les coutumes et traditions de son groupe ethnique et c'est très bien ainsi. Pour l'instant et tant que l'État achète la paix sociale, tout va à peu près bien. Le risque serait de voir une communauté en passe de devenir majoritaire et apte à dominer les autres. La société est aussi une jungle et tout n'y est que rapports de force. La situation actuelle fait qu'aucune ethnie n'a les moyens de soumettre le reste de la population. La société va ainsi cahin caha avec quelques accès de fièvre sans conséquences graves et autres petits cacas nerveux éphémères. Le risque principal vient de la forte proportion de jeunes. Il faudra bien leur trouver un avenir autre que se trémousser le panier à crottes au carnaval en tapant sur des casseroles. Cette situation ubuesque transforme lentement mais surement la Guyane en poudrière.

À juste titre vous fustigez le turn over des fonctionnaires de métropole sur la Guyane ainsi que leur attitude. Du vécu ?

Oui... Il y a de cela de nombreuses années, j'avais lu le bouquin de Peyrefitte intitulé "Le mal français". Instruit par cette prose, j'avais naïvement espéré trouver en Guyane une population de gens hors du commun, des passionnés, des volontaires pour l'aventure. En quelque sorte des idéalistes, fuyant le laminoir de la routine et une certaine médiocrité, moralement et psychologiquement héritiers et prolongements de l'esprit du May Flower...

Des gens hors du commun, il y en avait...

Très peu correspondaient à mes attentes.

Déjà au plan du travail, rien n'était intéressant. Celui-ci se limitait à transporter des ouvriers sur un chantier et revenir les chercher le soir. Ils étaient supposés entretenir des plantations de pins des Caraïbes en coupant à la machette la végétation les envahissant alors que ce travail aurait pu être fait facilement à l'aide d'un tracteur et d'un girobroyeur... Leur rendement était très faible et il eut été plus rentable de les laisser chez eux. De plus, il ne fallait pas les surveiller, "l'esclavage étant terminé"... Rien de bien motivant donc, d'autant plus que la hiérarchie ne recherchait que la paix sociale. Dans les Pyrénées, nous nous battions avec une certaine noblesse pour la cause de la forêt. En Guyane et au plan forestier, je cherche encore l'utilité de notre action alors même qu'il y aurait beaucoup à faire. Le matin au bureau, avant le signal du départ, les commentaires des collègues allaient tous dans le même sens et constataient ce gaspillage et la dégradation constante du service.

Une fois dégouté des missions anti braconnage par la hiérarchie, je me suis lancé dans la planche à voile, la pêche et la chasse. J'avais constaté que la majorité des fonctionnaires n'avaient que faire de la Guyane et n'étaient là que pour toucher leurs primes d'éloignement et gratter un max, se nourrir sur la bête. D'ailleurs, beaucoup l'avouaient, s'en vantaient. Comme il me restait encore un peu de fibre professionnelle, je me lançais dans le contrôle et la répression des abattis clandestins. De même que pour la lutte contre le braconnage, j'essayais d'être efficace. Il me fallait tuer le serpent dans l'œuf et je détruisais plusieurs carbets que je traversais avec mon 4x4, menaçais de venir avec mon équipe d'ouvriers pour saboter les abattis... Tant et si bien que sur la zone confiée à ma surveillance, à savoir le triangle Saint-Laurent, Awala, carrefour route de Mana avec RN1, il n'y avait pratiquement plus d'abattis clandestins. C'est en partie grâce à ces actions musclées que j'acquis une solide réputation de con. Je restais cependant persuadé qu'un con est souvent celui qui, porteur d'une certaine autorité, fait son travail. Je revendique donc avec force ce qualificatif !

La Guyane est débarrassée du bagne, mais joue toujours son rôle de poubelle, surtout administrative. Les nouveaux gouverneurs sont rebaptisés préfets ou sous-préfets, mais tout reste un peu pareil. Beaucoup de fonctionnaires débarqués à Rochambeau trainent derrière eux une impressionnante batterie de casseroles. Pas mal de détraqués sexuels venus en touriste, des amateurs d'opiacés, des incapables néanmoins pompeux et des aventuriers de climatiseur, sans oublier l'éternel gland réfugié en fonction publique et se tenant à distance des vaguelettes de la vie. La plupart sont persuadés que Cayenne sera pour eux une cure de jouvence, mais doivent vite déchanter : en ce pays de Cocagne, la rédemption est bien plus ardue qu'ailleurs et la plupart du temps, les problématiques perdurent, s'aggravent. Sur la moquette des bureaux, rivalités, jalousies s'exacerbent et les chausse-trappes sont légion. Le tout bien souvent aggravé par les différences de pigmentation cutanée. Au triste bilan, un gigantesque panier de crabes auto-rassurés par leur médiocrité, unis par le ciment de leurs carences. Et comme le clou qui dépasse appelle le marteau, ils se sont vite trouvés une cause commune : déglinguer tout ce qui leur apparait dangereux, peut menacer un artificiel confort dans lequel ils se complaisent et en premier lieu, honnêteté et bonne volonté. L'honnêteté pourra être efficacement sapée par les ragots et autres complots. Quant aux bonnes volontés, elles seront toujours les bienvenues et utilisées sans vergogne aucune jusqu'à épuisement, après quoi il suffira d'attendre le successeur. Et comme la mine est apparemment inépuisable...

Tout n'est cependant pas noir et quelques individualités se détachent.

On peut lui trouver quelques excuses et la médiocrité reste souvent pardonnable, en tout cas, peut se comprendre. Il en va tout autrement avec la concupiscence. À peine vomis par l'avion quotidien, beaucoup de nouveaux arrivants sont immédiatement frappés par le syndrome de Rochambeau. Ils savent mieux que quiconque ce qu'il faut faire pour guérir la Guyane et s'y emploient avec une frénésie faisant plaisir à voir. En général, la crise ne perdure pas au-delà du premier coup de soleil, du premier croche-patte administratif. L'optimiste généreux se recroqueville alors sur les valeurs sûres que sont primes et congés. C'est ainsi que ce brave couillon est vite encouragé à laisser pisser le mérinos et doit se résigner à effectuer de mornes heures de présence. Figé dans un immobilisme flasque, englué dans une inamovible torpeur, "c'est la Guyane".

"C'est la Guyane", à la fois résumé et explication qui vous sera toujours servie, lorsque confronté à une situation abracadabrante.

Et en Guyane, tout est à faire, tout est possible, mais rien ne se fait.

Et en Guyane, on se soumet ou on se démet.

Eh bien moi, je ne me suis ni soumis, ni démis !

L’orpaillage clandestin ?

Même si c'est un lieu commun que de l'affirmer, c'est avec la drogue, le SIDA et l'insécurité, une des hontes de la Guyane. Il est totalement inadmissible de voir se perpétrer de telles pratiques. La France se gargarise d'être un État de droit, plastronne, bavarde à la conférence de Rio, brandouille ostensiblement des cartes de parc naturel, gesticule sans cesse, mais son bilan environnemental en Guyane sera certainement pire que celui de n'importe quelle république bananière. Un certain embourgeoisement, aggravé par l'éloignement et une conception des droits de l'homme aux dépens de ses devoirs nous placent dans l'incapacité d'une réponse réellement adaptée à la situation du terrain. Nous sommes en Amérique du Sud et pour être efficaces, les méthodes de lutte utilisées devraient être sud-américaines.

Il faut arrêter avec les atermoiements et cris de pucelles effarouchées ! Nous sommes placés face à une invasion de gens sans vergogne, pillant les ressources naturelles et portant un grave et durable préjudice tant à la forêt et à sa faune qu'aux populations. Au vu des résultats des techniques employées, ce pillage éhonté risque de ne cesser qu'avec l'épuisement de la ressource. Je ne pense pas qu'il faille se dissimuler derrière la saisie de quelques quads et destructions de carbets, quel que soit le niveau de médiatisation de ces opérations. Dans le cas d'espèce on manque cruellement de couilles et la faiblesse actuelle sera aussi et à court terme, source d'une violence accrue.

Force est de constater que plus il y a de gendarmes et plus il y a de garimpeiros ! La problématique est donc bien celle de la méthode, pas des moyens humains ou matériels utilisés. Pour ma part, je suis partisan du maintien des barrages fluviaux, mais avec la mise en place d'opérations bien plus musclées. Ces barrages devraient être dotés de snipers habilités à détruire les moteurs des embarcations qui pourraient être systématiquement tronçonnées. Les marchandises pourraient être brulées et les occupants invités à repartir à pied. Il serait par exemple possibleView4 de fixer un ultimatum aux garimpeiros, ultimatum leur fixant une date butoir pour quitter la Guyane et au-delà de laquelle les récalcitrants devront - comme s'ils étaient au Brésil - assumer les conséquences de leur décision de rester. Cette politique de fermeté ferait certainement beaucoup moins de morts que la criminalité "naturelle" sévissant sur les placers et aurait le mérite de rendre son harmonie à la forêt. Dans le même ordre d'idée, il conviendrait sans doute d'être sans pitié à l'égard des filières. La mise en place de brigades pluridisciplinaires composées de services administratifs variés et dotés de compétences spéciales permettrait de les remonter et de les mettre en évidence, après quoi il appartiendrait à la justice de trancher. Il ne faut pas me dire que le garimpeiro de base réputé miséreux a les moyens de s'offrir des tracteurs et pelles mécaniques ! Celui-ci, lorsqu'il n'est pas abattu par ses collègues, quitte la Guyane souvet encore plus pauvre qu'à son arrivée. L'argument de la misère évoqué par les humanistes de salon ne tient pas la route un seul instant. Ils sont beaucoup moins diserts quand ce sont des gendarmes qui perdent la vie en service...

Il est regrettable par ailleurs que le Guyanais reste impassible face à la destruction de "son pays" alors qu'on le constate bien plus actif, notamment en période de carnaval… Mais à qui profite le crime ? Il doit bien y avoir du légume en cravate, peut-être des partis politiques qui profitent de la situation ?

Vous êtes resté un certain nombre d’années en Guyane, qu’est ce qui est essentiel pour tenir dans un tel climat et une telle ambiance, physiquement et moralement ? Quelles valeurs morales vous ont permis de rester ? Pourquoi le départ ?

Je reviens sur ce que j'ai dit plus haut : "Eh bien moi, je ne me suis ni soumis, ni démis !".

J'ai été victime en 1993 de ce que j'appelle un attentat administratif. En résumé quelques actions illégales, magouilles minables montées par des opportunistes, travesties en réorganisation du service forestier local et n'aboutissant à rien d'autre qu'à la chute de ce prétendu service. Le nez creux, je m'étais préparé à cette éventualité. Mon épouse et moi avions créé en 1991 la société Vieux Broussard qui a généré de nombreuses jalousies, preuve qu'elle fonctionnait très bien. C'est ainsi que suite à diverses calomnies, j'ai été muté du côté de Vesoul. J'ai passé environ une vingtaine de minutes dans les bureaux de ce "sympathique port de pêche" et suis rentré en Guyane au bout de cinq jours après avoir effectué une tournée de nos principaux fournisseurs. J'étais innocent des fautes dont on m'accusait et il était pour moi hors de question de me soumettre au dictat d'une poignée de "petits hommes verts" affublés de treillis à la fois bon marché et trop courts. Même le directeur général de l'époque a cru opportun de porter plainte contre moi. Il a perdu son procès et été condamné aux dépends. Je suis donc mis en disponibilité pendant six ans avant de démissionner de cette boutique. En possession de plusieurs cartons de documents "originaux" dans tous les sens du terme, je suis entré en résistance et, alors âgé de 41 ans, lancé avec succès dans l'aventure commerciale tout en réglant en dilettante quelques comptes en souffrance. Car comme tous les gens fidèles en amitié, j'ai la rancune tenace.

Dire que j'étais heureux de me débarrasser de la grisaille administrative et sa chape de plomb serait un doux euphémisme. En cette période de turbulences, ma plus grande force a résidé dans le fait que Maria et moi formons un couple très uni. C'est là sans doute un des éléments clefs de notre aptitude à résister. Je trouvais enfin les joies d'être mon propre patron, le gout du risque. Le fait d'être désormais dans le secteur privé m'autorisait bien plus de latitude, sans avoir de compte à rendre à un quelconque "supérieur", fût-il hiérarchique. Et pendant que l'ONF local licenciait, vendait ses bâtiments, le Vieux Broussard se développait, embauchait, multipliait par cinq sa surface de vente, voyageait... Bizarre pour un agent "Recruté par erreur dans la fonction publique et maintenu à l'ONF par faiblesse" ! C'est l'appréciation portée sur ma feuille de note annuelle par Destremeau, mon dernier directeur. Venant de ce comique, ce commentaire hautement inspiré représente pour moi bien plus qu'une décoration !

Ce que je n'avais pu prévoir à l'époque était l'arrivée des "réfugiés" en provenance du Surinam voisin. Les rapports démographiques se sont trouvés considérablement modifiés, surtout à Saint-Laurent et d'une façon générale, dans tout l'ouest de la Guyane. Le début des années 90 marque sans doute le début d'un basculement de la société. Autrefois souriants et chaleureux, les gens se sont murés dans l'individualisme. La population n'a pas su réagir aux évènements. En matière de sécurité par exemple, elle a délégué ses pouvoirs, a refusé de marquer sa détermination, ne s'est pas prise en mains, se limitant à d'aussi nombreuses d'inutiles marches silencieuses. Ayant oublié que la sécurité des biens et des personnes s'impose, mais ne se sollicite pas, elle récolte de nos jours, réfugiée derrière d'inutiles grilles métalliques, les premiers fruits amers de son manque d'ardeur.

"Eh bien moi, je ne me suis ni soumis, ni démis !"...

J'ai résisté.

Aux yeux de certaines mauviettes, je suis passé et continue sans doute à passer pour un fou, un facho, un violent. Les plus scientifiques d'entre eux utilisent un terme désormais très à la mode : psychorigide. Énoncé tel un postulat, ce raccourci clavier s'espère sans appel, est supposé camper ma modeste personne. Bah ! "Qu'ils me méprisent donc, pourvu qu'ils me craignent !" Pourtant, c'est souvent à moi que l'on faisait appel et pas aux humanistes moralisateurs en cas de problèmes avec son employeur, de difficultés de trésorerie en fin de mois. Je pense tout simplement m'être adapté aux circonstances. Au départ, mes origines rurales tout comme mon éducation, mon attachement à quelques valeurs fondamentales m'ont forcément poussé à refuser la défaite sans combattre.

Notre magasin offrait à la vente du matériel de qualité suscitant bien des convoitises. De plus, nous étions une armurerie et les produits détenus étaient classés sensibles, qu'il s'agisse d'armes, de munitions ou d'accessoires. Pour exercer, il nous avait fallu une autorisation ministérielle qui pouvait nous être retirée sans explication et pour un motif aussi banal qu'un passage à un feu rouge ! Nous nous devions donc d'agir dans la plus stricte légalité. Ce qui ne veut surtout pas dire angélisme béat.

Au Vieux Broussard, il était interdit de fumer, de manger ou de boire. Nous n'étions pas adeptes du nudisme et les clients se présentant torse nu n'étaient pas acceptés. De plus, nous croyions dur comme fer au délit de sale gueule, ce qui nous amenait presque quotidiennement à refuser des ventes d'armes ou de munitions, et ce, en totale légalité. Bien sûr, celui à qui nous avions refusé de vendre un fusil ou une boite de cartouches n'était pas content et nous faisait mauvaise publicité, mais l'intérêt de la population ne résidait-il pas aussi dans une pratique commerciale responsable ? Si nous avions vendu n'importe quoi à n'importe qui, de combien de noms la déjà trop longue liste macabre se serait-elle allongée ? Cette pratique n'était pas infaiRewardllible et nous avons du déplorer plusieurs meurtres commis avec des armes que nous avions vendues. Notre seule consolation était d'avoir fait notre maximum pour éviter ce genre de drames. Nous avions déménagé en face de la gendarmerie, Boulevard De Gaulle. Adepte de la prévention, j'entendais profiter d'une certaine naïveté et avais affiché un panneau en langue anglaise offrant 1500 € contre la main d'un voleur et 7500 en cas d'agression violente. J'aggravais le sérieux de l'affaire en affirmant que pour 7500 €, les MP d'Albina me fourniraient sans problème un sac de têtes fraiches, ce que personne n'a démenti. Cette affiche heurtait évidemment quelques bonnes âmes sensibles pas encore tropicalisées ou n'ayant pas connu les joies d'une agression. Les gendarmes lisant l'affiche affirmaient ne pas comprendre l'anglais... Quelle ne fut pas ma surprise de voir arriver au magasin un ami Guyanais travaillant à l'hôpital et venu me proposer, le plus naturellement du monde des "pièces détachées" en ces termes :

- Joël, je sais que tu as besoin de mains et de têtes pour ton magasin. Si tu es d'accord, je peux essayer de m'en procurer et te les porter.

Cette fois, bien qu'habitué à pas mal de faits surprenants, je fus relativement atterré par une telle proposition, surtout énoncée avec une nonchalance et une candeur faisant plaisir à voir.

Pour le reste, je ne me satisfaisais pas de simples déclarations d'intention. Le dialogue ne suffisait pas toujours et il fallait parfois démontrer d'une argumentation plus musclée, faire dans le concret. Il est vrai que plusieurs de nos clients sont passés par les urgences, section couture de l'hôpital A Bouron en oubliant un peu de leur hémoglobine sur le carrelage du magasin. Cette clientèle caractérisée par une "forte spécificité" avait des comportements et commettait des actes n'autorisant aucun paiement à crédit. Tout se passait alors dans l'intimité du magasin et ils n'en sortaient qu'après épurement de leur dette. Cash & carry. Combien de nos clients savaient que je disposais sous mon bureau d'un coach-gun Rossi à chiens, avec commande au pied, chargé à chevrotines 28 grains ?

En-dehors du magasin il en allait de même. Je ne souhaite pas ici m'attarder sur les méthodes ni entrer dans les détails d'anecdotes faisant état de mes prétendus exploits. Les mauvaises langues ne se priveront pas pour les amplifier, les déformer. Aller, juste une petite, pour la bonne bouche :

Nous avions vers 1994 une vieille 4L Renault complètement déglinguée en guise de véhicule. Notre télé cesse de fonctionner et je décide de la piéger, histoire de vérifier en grandeur nature l'impact du vernis de crainte que j'inspire via de nombreuses déclarations. Et aussi quelques actes... xxxxxxxx1… Je place le tout bien en évidence dans le coffre de la 4L qui a perdu depuis longtemps sa serrure. La voiture passera de nombreuses nuits dehors, sans surveillance. Malgré tous mes efforts, personne n'y touchera et je devrai me débarrasser moi-même de ce poste de télé, preuve que les délinquants savent à qui ils s'adressent...

J'utilisais toutes sortes de stratagèmes pour réduire les risques de visite. A la maison, je disposais d'un vaste enclos peuplé de serpents. Rien que ça constituait un filtre relativement efficace. Je me promenais toujours avec mon sac F1 et y rangeais les reptiles que je capturais, entrainant par là-même une plainte de mes ouvriers totalement paniqués. Et autant de publicité... Je racontais à qui voulait l'entendre qu'à la maison, nous avions des grages carreaux cachés dans les tiroirs, pour compenser la faiblesse de la justice des blancs. A cette époque je fus surnommé Papa Sinéki... (Papa Serpent).

Je sulfatais systématiquement avec du gel incapacitant, tout toxico me sollicitant.

Concerts de calibre 12 en soirée, suivis de simulation de poursuite...

Une fois, vraie poursuite rue Danton avec accompagnement musical au calibre 300 Magnum...

Xxxxxxxx1...

Toutes actions ou déclarations de nature à susciter la crainte, y compris l'évocation d'un savoir-faire et démonstration de techniques antipersonnel. Au final, beaucoup étaient persuadés que chez nous, tout était piégé alors qu'en réalité, seules quelques affaires placées sous pression/traction présentaient un risque de blessure dissuasive.

Sans oublier les inévitables remises physiques et périodiques des pendules à l'heure. J'avoue qu'à ces occasions, je décompressais. Ce ne sera qu'une fois installé au Québec que je prendrai totalement conscience de ce que j'aurais été capable de faire - parce que complètement prêt et déterminé - pour assurer ma sécurité et celle de ma famille. Ca m'a fait froid dans le dos et l'hiver canadien n'y était pour rien. L'adaptation aux réalités du terrain et aux carences des institutions ne présente pas que des avantages... J'avais alors retrouvé le calme d'une vie normale à la campagne, m'étais départi de cette tension permanente, sorte de gangrène mentale.

Mais comment donc cela se traduisait-il sur le terrain guyanais ?

Nous vendions des armes et des munitions, matériels sensibles s'il en est ! Par voie de conséquence et par respect de la sécurité publique, la gestion se devait d'être praticulièrement rigoureuse. Je ne me sentais pas du tout moralement tenu à vendre une arme à feu à un individu que je jugeais indigne de porter un simple lance-pierres. C'est très subjectif, mais derrière mon comptoir j'avais une autre vision d'une certaine catégorie de clientèle que le citoyen lambda. Comme déjà dit plus haut, je jouissais d'une solide réputation de sale con. Notre assureur nous consentait une remise spéciale sur la police du magasin, compte tenu de nos "compétences particulières". Partout, les toxicos respectaient une distance de sécurité entre eux et nous. Maria au marché n'était jamais importunée. Attablés au restaurant, aucun traine-savate ne venait nous taper du fric. Nous n'avons jamais été cambriolés ou agressés. Plus exactement, les rares tentatives on été repoussées avec succès et sans récidive. De nombreux pacifistes que le contexte avait poussé à évoluer venaient solliciter nos conseils en termes de sécurité.

Aujourd'hui encore à Saint-Laurent, quelques xxxxxxxxx1.

Le bilan de tout cela est que nous avons bénéficié d'un niveau satisfaisant de sécurité. Mais combien d'efforts et de cinéma pour y arriver ! Le con que j'étais ne s'est jamais fait voler alors que dans le même temps, de braves gens n'aspirant qu'à la tranquillité, une quantité incroyable de bien-pensants - pourtant super intelligents - ont reçu de multiples visites et, hélas pour eux, n'en sont pas toujours sortis physiquement indemnes.

Mais jouer au cowboy en permanence est intenable. De plus, la protection parfaite n'est jamais assurée à 100%. Il faut être réaliste et ne pas surestimer des aptitudes physiques allant en déclinant, de surcroit dans un contexte de criminalité croissante. Comment déterminer le point de rencontre de ces deux courbes ? Moralement, je ne voulais pas finir mes jours en Guyane, encore moins terminer auréolé d'une pathétique réputation de petite terreur locale. Tôt ou tard, un accident ne manquerait pas de se produire et je ne voulais pas être amené à tuJoel avatar pinkyer quelqu'un, fut-il voleur. Encore moins tenir le rôle de la victime et donner ainsi l'occasion d'une bonne crise de rigolade à la cohorte des ventres mous composant l'essentiel de mes détracteurs. Louis XVI affirmait que les têtes les plus récalcitrantes sont les plus agréables à couper et nous savons tous comment il a fini. Il n'existe pas de surhommes et tôt ou tard, j'aurais été victime d'un quelconque claque-dents ayant pris plus de crack que d'habitude et venu se faire le Vieux Broussard pour la gloriole. Sans compter l'existence de monnaie à rendre et que j'aurais sans doute bénéficié d'attentions particulières... Le salut était donc dans le départ vers de nouvelles aventures sans que celui-ci ne s'apparente à une quelconque fuite.

Avoir consacré plus de vingt ans de sa vie à cette région n'est déjà pas si mal. Nous avons donc quitté la Guyane sans laisser d'ardoises chez qui que ce soit, la tête haute et animés du désir de réaliser autre chose dans notre nouveau pays d'accueil. A 59 ans et nonobstant une sale réputation en grande partie organisée par moi-même à des fins de protection, je n'ai tué personne et mon casier judiciaire est absolument vierge. Ça ne veut pas dire qu'en d'autres lieux je n'aurais pas mérité quelque sanction, mais je n'ai pas du tout envie de m'en excuser...

On sent une certaine amertume dans votre regard et vos propos sur la Guyane. Qu'est-ce qui vous a le plus déçu ?

De l'amertume... Beaucoup d'idéalistes la connaissent, car confrontés aux réalités et aux ratés d'une société sur laquelle ils ne peuvent agir dans un sens leur apparaissant souhaitable. Je ne suis certainement pas un bon Samaritain, encore moins un colonisateur dans l'âme et n'ai jamais fait preuve de paternalisme, mais si nous devons considérer comme amertume le constat de l'enlisement de la Guyane dans l'insécurité, la drogue, le SIDA, l'orpaillage, alors oui, je suis amer et beaucoup de Guyanais avec moi. En 1984, année de notre installation à Saint-Laurent, les gens étaient courtois, on ne fermait pas ses portes à clefs. Vingt-cinq ans plus tard, le petit paradis est devenu une zone de non-droit. Qui pourra ne pas regretter cette évolution ?

Ce qui me dérange est sans aucun doute cette volonté perceptible de non-développement. Le maintien de cet anachronisme qu'est l'octroi de mer en est une preuve indiscutable. Cayenne demeure depuis longtemps le premier port exportateur de containers vides d'Amérique du sud...Je veux bien croire que la faiblesse de la population ne constitue pas un marché potentiel important, mais tout de même :

Dans un pays à la pluviosité importante, on importe l'eau de France métropolitaine... Idem pour les poteaux électriques ou téléphoniques ! La forêt guyanaise compte environ six cents essences et pas une ne présenterait des caractéristiques permettant cette utilisation ?

Comment rester sans réagir au constat des échecs successifs de nombreux projets pharamineux, présentés comme salvateurs ? Qu'il s'agisse de la centrale à bois de Dégrad des Cannes, du plan vert, du plan manioc et autres billevesées... Qu'est-il donc advenu du projet sucrier, du projet de casino à Balaté ? La cathédrale de Saint-Laurent et la désormais célèbre boulangerie de Saül seraient-elles les seules réussites ayant valeur de références ?

L'assistanat effréné lamine les initiatives potentielles. C'est le royaume des primes et la négation de la notion de mérite. J'aurais souhaité une Guyane de propriétaires terriens et immobiliers au lieu de voir qu'à l'instar d'un pays communiste, la grande majorité du territoire appartient à l'État ! Mais voilà, un Guyanais propriétaire aurait eu des choses à défendre, aurait été responsabilisé et serait devenu moins influençable, sans doute un peu plus vindicatif qu'un abonné aux prestations de toute nature. Et cela eut été intolérable ! Il apparait que les étrangers pas toujours en situation régulière n'ont qu'à défricher, planter une cabane et s'installer dans la durée, pendant que le Guyanais doit mendier une parcelle.

Comment ne pas déplorer d'avoir raté la création d'une société harmonieuse ? La Guyane est un pays neuf disposant de tous les atouts naturels, de l'appui d'une entité européenne riche, d'une population soucieuse de son intégration dans cet ensemble et aspirant à la paix et la tranquillité. Mieux, elle peut bénéficier des erreurs, expériences et enseignements passés et en retirer judicieusement les fruits. Au lieu de cela, le pays part en brioche. C'est la déconfiture complète, allant de pair il est vrai avec une décadence quasi générale. C'est bien cet aspect des choses que je critique et non pas ses acteurs qui en l'occurrence sont plus des victimes qu'autre chose. Il suffirait pourtant de bien peu de volonté politique pour libérer les énergies existantes et en faire émerger ! Est-ce donc si difficile de faire admettre qu'il n'existe pas de vraies libertés sans un minimum de contraintes ?

D'un autre côté, je me fais traiter de raciste lorsque j'ose critiquer le carnaval. Ceci est complètement délirant. Aimer un pays, ça n'est pas en accepter bêtement et sans rien dire les travers. Entretenir la population dans la pratique d'un carnaval plus ou moins permanent, lui faire croire qu'il s'agit là de culture est une forme de lobotomie, de nivèlement par le bas et va à l'encontre des intérêts premiers de cette population. Ca n'est pas un hasard si quelques politiques sont passés à la guitare électrique entre deux airs de flute électorale ! Je parcours les sites Internet parlant de la Guyane. Il n'y est question que de concerts (souvent ratés), de soirées d'animation, de carnaval, de concours de misses. Ca n'est pas avec ça qu'on construit un pays ! Ces reportages génèrent une foule de commentaires - à l'orthographe originale - tandis que les rares informations relatives à une construction, un projet économique ou autre ne suscitent aucun intérêt. Je trouve ça regrettable et crains fortement que tôt ou tard, le réveil ne soit très rude. Comment serait-il possible pour un jeune doté d'un minimum d'ambition et de dynamisme de s'extirper d'un tel bain de médiocrité ? Une des solutions possibles passerait sans doute par un rétablissement de l'ordre sans lequel rien de sérieux et positif ne peut voir le jour. Mais est-ce encore possible d'y croire ?

Une bonne blague parmi toutes ces péripéties ?

J'en aurais plus d'une à raconter tellement les occasions de rire étaient nombreuses et nous ne nous en privions pas. Je me souviens de ces tours joués aux nouveaux arrivants pâlichons ou victimes d'une première exposition au soleil local, débarquant au magasin pour acheter du matériel de pêche. Ça donnait un dialogue du genre :

- Bonjour Monsieur. Nous venons d'arriver en Guyane et voulons aller à la pêche, mais nous n'y connaissons rien. Que nous conseillez-vous ?

Là, je savais le coup bien parti et commençais par appâter…

- Vous avez de la chance ! Vous arrivez en pleine saison de la popoye ! (En sranantongo, terme familier désignant le sexe de la femme).

- La popoye ? Je ne connais pas…

- Il s'agit d'un poisson migrateur. On en compte au moins trois espèces très abondantes et de plus en plus grosses au fur et à mesure que nous remontons le fleuve. Ici proche de l'estuaire, nous avons de la petite popoye, très gouteuse et combative. Un peu plus haut, vous trouverez la popoye cendrée, déjà plus maline, mais aussi relativement gourmande. Et bien sur, en amont, la popoye géante d'Amazonie, terriblement vorace, mais pour elle, il faut être très bien monté…

Sous sa casquette de toile mince, ma victime s'imaginait déjà de retour de pêche, surchargée de popoyes. Il ne voyait pas mes clients Bushinengués se tenir les côtes, cachés derrière les vitrines.

- Et comment ça se pêche ?

- Pour ça pas de problème. Tout le monde ici pêche la popoye. Il vous suffit de demander à un gars dans la rue. Il se fera un plaisir de vous accompagner. Même les femmes pratiquent cette activité.

- Bon, d'accord, donnez-moi tout ce qu'il faut pour la popoye.

Rapidement, je mettais dans un sachet un assortiment de fils et hameçons. Visage radieux, le conquistador d'un weekend partait vers l'aventure, la vraie, celle de la pêche à la popoye. Je ne le revoyais jamais.

J'avais aussi organisé des battues à la mirouille (Un petit oiseau avec de grosses couilles…) pour un escadron de gendarmes mobiles. Affiches à l'hôtel où ils résidaient, liste d'attente, excuses pour défection, fourniture gratuite de camions et carburant gendarmerie…

On avait aussi fait une pétition contre le lâcher par l'ONF d'éléphants en forêt guyanaise. L'ONF Cayenne téléphonait aux armuriers pour demander ce qu'était cette histoire. Les écologistes Chiliens s'intéressaient à l'affaire. RFO a du démentir la nouvelle. Mort de rire, Léon Bertrand avait signé cette pétition, ce qui lui conférait encore plus de poids. Des gens affirmaient le plus sérieusement du monde en avoir vu et quelques clients venaient nous demander des munitions pour chasser l'éléphant. La fièvre retombée, j'avais trafiqué une photo de la savane Matiti en y insérant une girafe.

- Olifant, c'est couillonnade, papa !

- Couillonnade ? Ils ont aussi lâché des girafes ! Tiens, regarde, ce n’est quand même pas une sauterelle !

- Mi maman !

Que pensez-vous de l’actualité guyanaise depuis le Québec ?

Pas grand chose de positif. J'avais conscience de vivre en Guyane sur des espoirs successifs d'amélioration. Or il s'est avéré que nous étions sur une pente en dents de scie, succession ininterrompue de bonnes et mauvaises informations et dont la tendance générale est à la baisse. La plupart des nouvelles me parvenant ici me confortent dans cette idée. Je parcoure les sites Internet, communique avec des amis de Guyane et à chaque fois ou presque, ce que j'apprends est trop souvent encore pire que la situation antérieure. Cependant, on ne ressort pas indemne de vingt ans de Guyane et la nostalgie de sa forêt me suit comme une ombre.

Des regrets d’avoir passé autant de temps en Guyane ?

Aucun. Je ne regrette ni d'y avoir passé plus de vingt ans, ni de l'avoir quittée. Ce fut une période de ma vie, souvent intense, toujours passionnante, un brin envoutante. Chaque balade en forêt était source de découverte et d'émerveillement. Je ne suis pas masochiste et si je n'avais pas profondément aimé la Guyane, je n'y aurais pas passé toutes ces années. J'y aurai côtoyé des gens sortant de l'ordinaire et souvent extraordinaires, appris plein de choses, découvert d'autres échelles de valeurs. Une chose dont je suis absolument, intimement persuadé est qu'il n'est de richesses que d'hommes. Ce sera souvent les plus humbles d'entre eux, les petits, anonymes, la plupart du temps pittoresques qui auront su me marquer. Quelque part, chez ces soldats de l'impossible, il y avait de la grandeur et une indiscutable authenticité. Si aujourd'hui ils sont snobés, évoqués avec ironie et caricaturés en folklore poussiéreux, ils furent l'âme et l'esprit d'une certaine Guyane. Ce sont ces personnages - il est vrai hauts en couleurs - qui ont su écrire une partie de l'histoire de cette région.

En homme accompli, vous écrivez et publiez. Avez-vous des contacts avec d’autres écrivains du cru ? Cizia Zyke, a récemment défrayé la chronique avec son dernier livre et son lien supposé avec l’orpaillage clandestin. Un mot là-dessus ?

La Guyane est un paradis pour l'écrivain, surtout lorsqu'il est romancier. Il suffit de jeter un œil à travers sa moustiquaire pour trouver de nombreuses sources d'inspiration. Je suis l'auteur de la série Guyane Killer qui a connu un certain succès en Guyane et dont tous les tomes sont épuisés. Je profite de cette occasion pour indiquer qu'ils sont en vente sur Internet à l'adresse http://www.thebookedition.com/ et sur amazon. Il s'agit d'édition numérique qui imprime les livres à la demande et les expédie directement au client par voie postale. Taper par exemple "DEPLANQUE Joël" ou "Menaces sur la jungle" et vous aurez accès aux quatre titres parus à ce jour, dont mon petit dernier, un pavé de 544 pages traitant de l'orpaillage et de son impact sur l'environnement. Suite à notre départ de Guyane, nous sommes restés en contact avec Jean-Henri Brenier, auteur de "Long fut le chemin" et de "L'or de l'Arataye" mais avons perdu récemment sa trace. J'ai envoyé quelques courriels à Cizia Zyke mais n'ai reçu aucune réponse. Je dois prochainement commander son livre et suppose qu'il sera de la même veine qu'Oro.

Vous vivez désormais au Québec, des points communs avec la Guyane ?

De très grands espaces, une très faible densité de population et une forêt plus ou moins ravagée. Voilà pour les points communs.

Pour le reste, sécurité correcte surtout en campagne. Pas de grilles aux fenêtres. Respect du règlement, courtoisie, culture du travail et respect de l'individu. Du gibier et du poisson, plus de 32000 lacs d'une surface supérieure à 3 Km²... De la neige, de la fraicheur assurée d'octobre à avril...

Au passif ? Nourriture nord-américaine. On y cause français, mais on s'y comporte trop souvent en anglo-saxon. On y a un culte immodéré pour le Dieu dollar qui confine au ridicule et les pubs télé assenées chaque 15 mn sont complètement débiles. On y est assailli en permanence par la publicité. Ce pays pue l'arnaque tamisée.

Au Québec en 2009 nous sommes propriétaires d'une grande maison de 450 M² habitables, d'un parc d'agrément avec étang et de deux chalets haut de gamme que nous louons. Non envisageable en Europe, encore moins en Guyane.

Petite ombre au tableau : cette réputation de fou furieux qui me colle à la peau. Normal : je ramasse des "champignons sauvages" qui abondent en forêt. Les Québécois en ont une peur bleue et les préfèrent sous blister ou en conserve, certifiés Chernobyl... Comme on les comprend ! Dans ces étendues glacées et balayées par le blizzard, on bronze à côté des boites...

Le mot de la fin ?

Nous recherchons tous le bonheur sans savoir qu'en fait il s'agit du chemin y menant. Un petit mot pour mon épouse Maria, unique femme de Guyane à chasser de nuit en pleine forêt, seule, hors layon, se déplaçant à la boussole, appelant avec succès le gibier et sachant concrétiser. Sans elle, sans sa ténacité à mes côtés, toutes ces aventures n'auraient pas été possibles. Pour conclure, c'est à ce monument qu'est encore - mais pour combien de temps - la forêt guyanaise que va l'essentiel de mes pensées, sans oublier les hommes qui l'habitent, en tirent leur subsistance de façon raisonnée. Ils furent mes formateurs, mes amis, partenaires de chasse ou de mission fluviale. C'est à eux aussi que s'adressent mes nombreux souvenirs.

Il m'est arrivé de dire à quelques bienpensants qu'ils n'auront jamais en vie pure ce que j'ai en jours de congès. Etais-je excédé ? Sans doute, mais... Et si un jour vous croisez un jaguar, laissez-le donc vivre sa vie de parfait prédateur. Adressez-lui un amical salut de ma part. C'est un de mes amis…

Interview datant de 2009. Depuis nous avons quitté le Canada et sommes de retour en Amérique du sud.

1 : des trucs qu'il ne faut pas dire, encore moins écrire et peut-être même penser...

Merci.

Commentaires (1)

L'auteur
Adieu neige, taxes, verglas, chauffage, blizzard et régemements tâtillons ! Nous vivons désormais dans le Llanos bolivien. Et nous y sommes très bien !

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